La vieille dame au sourire tendre
Ce matin, une rencontre étonnante m’a littéralement chamboulée. Comme d’habitude, je promenais ma chienne Léonie. J’étais dans le jardin de ma résidence, assise sur un joli banc de pierre entouré de verdure, à regarder ma puce courir comme une petite folle et faire des cercles autour de moi. Les oiseaux, particulièrement bavards et amoureux, pépiaient dans une ambiance de bal printanier .
Une dame arrive par le petit chemin, celui qui commence à l’entrée de la résidence quarante mètres plus loin. Elle semble avoir environ soixante-dix, quatre-vingts ans. Une dame au sourire tendre, au visage joyeux et au regard particulièrement bienveillant.
Une grande douceur émane de sa personne, elle rayonne. Immédiatement, cette petite dame me plaît. J’adore son apparente vision du monde, son bonheur non dissimulé. Elle s’adresse à Léonie avec beaucoup de gentillesse, la câline, engage la conversation avec moi. Elle me pose même des questions sur la race de ma chienne.
Puis elle me demande : « vous êtes ici depuis longtemps ? »
– « oui, bientôt 20 ans et vous ? »
– « moi encore plus, c’est incroyable que nous ne nous soyons jamais vues ».
Je suis étonnée aussi. Jamais croisées, jamais dit bonjour, ni bonsoir, ni rien.
Puis nous nous retrouvons à parler de choses et d’autres, nous avons les mêmes façons de voir, sur tout, même les trucs un peu dingues. Évidemment, elle adore les chats, comme moi, mais n’en prend plus en raison de son âge. Alors on parle chat, puis on parle littérature, puis on parle des enfants d’aujourd’hui, de notre amour commun pour la langue française et pour l’origine des mots. Et ça s’enchaîne, et les changements de sujets passent inaperçus, comme s’il y avait une connexion logique entre tous.
Tout à coup, ça bascule dans une autre dimension, elle me témoigne de choses toutes gentilles, je lui renvoie les mêmes avec sincérité. On se propose mutuellement de se prêter des livres, de se revoir, et même de papoter à nouveau.
Quand je suis rentrée, j’avais l’impression de revenir d’un moment hors du temps, un moment de paix et de sérénité, de conversation vraie et profonde, de communion intellectuelle que j’avais rarement ressenti.
Comme si elle incarnait une âme sœur, comme si elle était moi dans quarante ans…. Que je me rencontrais grand-mère dans un même espace-temps.
J’ai raconté cet événement mystérieux à Fred, mon mari, et il s’est moqué : « mais tu l’as rêvée, cette dame ! Elle n’existe pas ! »
Et je m’exclame : « mais si… et elle habite ici depuis plus longtemps que nous, qui avons emménagé en 1997 ! Et je passe tous les jours devant son jardin privatif et jamais je ne l’ai croisée. Et la chienne de sa voisine, qui est copine avec la nôtre, est même allée crotter dans son jardin… et ma voisine, une vieille dame aussi, s’est incrustée dans le jardin pour ramasser le cadeau canin, et nous avons tellement ri ! » Je confirme à Fred qu’elle existe bien. Elle m’a donné son nom, et il figure dans la mailing list du syndic.
Des bribes de notre conversation continuent de résonner dans ma tête.
Elle me dit : « je ne crois pas au hasard, on devait se rencontrer aujourd’hui ». Elle ajoute qu’elle a été retardée, que si ça n’avait pas été le cas, elle ne m’aurait pas croisée, qu’elle est contente d’avoir été retenue. Et je lui réponds que moi, je suis ravie qu’elle ait été retenue. L’avoir rencontrée était le cadeau de ma journée.
Je suis dans l’appartement, je retire le harnais du chien, mais je suis restée dans le jardin, avec son banc de pierre, ses arbres et ses oiseaux, où nous nous sommes extasiées de la chance que nous avions de vivre là, tout près du centre-ville sans un seul bruit de moteur, avec tant d’arbres et de petits animaux sauvages. En fait, ma tête est restée à discuter avec cette dame et mon corps a ramené le chien.
On a papoté, on a rigolé. Des voisins passaient, nous saluaient. Ils s’étonnaient de nos visages radieux et restaient froids comme il se doit, fidèles aux codes de leur classe sociale.
Elle m’a dit : « il faut cultiver le beau », alors on a parlé musique, poésie, de son fils dont le parcours est similaire au mien… un fils qui a fait des études aussi longues que différentes, cherchant sa voie car il est comme moi, hypersensible et doté d’un regard et d’une compréhension du monde particuliers. Et comme cette « chose » est génétique, je pense qu’elle est concernée aussi.
J’en suis encore toute retournée. Toute pleine de ressentis indescriptibles, de joie, de sérénité, comme si… je ne sais pas… cette éphémère rencontre m’avait transformée dans le bon sens, m’avait rendue meilleure, avait pointé du doigt les jolies choses que je ne voyais pas, ou plus, ou pas encore.
J’ai peur de la revoir, peur que cette magie n’opère plus. Peut-on rencontrer son moi futur plusieurs fois en une vie ?